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MACHALLAH CHAMSOLWAIZIN ET MASSOUD BEHNOUD

"En Iran, on interdit dix titres et, en réaction, douze nouveaux journaux voient le jour"

Machallah Chamsolwaizin, qui a été plusieurs fois cofondateur et rédacteur en chef de journaux indépendants comme “Jamé-e” et “Tus” est un journaliste réformateur iranien de renom. Il vient de passer dix-neuf mois en prison pour ses écrits et se trouve en liberté sous caution. Massoud Behnoud, journaliste et écrivain laïc, iranien lui aussi, a collaboré avec l’ensemble de la presse réformatrice. Il a récemment été libéré après avoir passé vingt-trois mois en prison. (07 août 2002)

“Courrier international” Depuis l’arrivée au pouvoir de l’équipe Khatami, la presse a tenté, en l’absence de partis politiques libres, de créer un espace de débat indépendant en Iran. En réaction, les ultraconservateurs, à la tête du judiciaire, ont interdit la parution de plus de 80 titres…

La hausse du niveau d’éducation en Iran, le grand nombre d’étudiants et l’explosion de l’informatique créent aujourd’hui un besoin fort d’information. Les tirages de la presse écrite ont augmenté, mais il y a aussi un grand intérêt pour les livres ou les programmes de télévision nationaux et internationaux. Après l’arrivée au pouvoir du président Khatami, l’un des points essentiels du mouvement de réformes a été le renforcement de la liberté d’expression. On a vécu alors quelque chose de complètement inédit dans l’histoire de notre pays : un grand nombre de journaux ont vu le jour pour répondre aux besoins de la population. “Jamé-e” (“Société”), dont le rédacteur en chef a été Machallah Chamsolwaizin, a été le précurseur de ce mouvement du fait de son indépendance et de sa diffusion. Le pouvoir politique a bien sûr freiné ce processus. Mais il est intéressant de remarquer que même la presse conservatrice n’est pas restée à l’écart de cet élan ; elle a modifié à la fois son format et son contenu pour s’adapter à ses lecteurs. Malgré le lourd prix que nous avons dû payer – censure, arrestations des journalistes, procès et emprisonnement – force est de constater que dans l’histoire du journalisme iranien et du mouvement des réformes, nous avons pu passer un autre cap. La presse a su éviter l’extrémisme, et la capacité de tolérance du pouvoir a aussi été plus grande que durant n’importe quelle autre période de notre histoire contemporaine.

“Courrier international” Pensez-vous qu’il y a un décalage entre les aspirations de la population et les institutions qui sont censées encadrer ou représenter la société ?

Ce décalage ne vaut pas pour toutes les institutions. Les médias indépendants et libres ont réellement agi au-delà de la capacité de tolérance politique du pouvoir. Mais durant ces quatre dernières années, c’est face aux revendications des populations qu’ils n’ont pas été à la hauteur. Ce décalage dans notre pays s’explique par la distance qui existe entre l’Etat et la nation. C’est à l’Etat de s’approcher de la nation. Les revendications populaires se heurtent au mur du pouvoir, et ce processus est nuisible pour la presse, mais aussi pour le pouvoir qui, du coup, perd sa légitimité. La presse a souffert de cet immobilisme du pouvoir.

“Courrier international” Comment voyez-vous l’avenir de la presse indépendante en Iran ?


Il y a un mouvement positif mais lent. La fermeture de journaux correspond évidemment à une montée en puissance de la dictature. Mais contrairement au projet des censeurs, nous assistons aujourd’hui à une multiplication des titres. On interdit dix titres et, en réaction, douze nouveaux journaux voient le jour. Il faut cependant avouer que la situation est moins dynamique qu’il y a quelques années : l’information circule avec plus de difficulté. Je suis néanmoins optimiste pour l’institutionnalisation de ce quatrième pilier de la démocratie. D’ailleurs, la pression exercée sur les journalistes est révélatrice du poids de cette presse indépendante.

“Courrier international” Quelle direction politique prend le pays ? La situation actuelle nous semble explosive et donc inquiétante, les déçus du progrès des réformes sont nombreux…

Pour répondre à cette inquiétude il faudrait évaluer, outre notre société et le progrès des réformes, notre place régionale : une région du monde qui est potentiellement sujette à de graves crises. Nous sommes entourés par l’Afghanistan, l’Irak, le Pakistan, les Emirats au sud, la Turquie et l’Azerbaïdjan. Après l’effondrement soviétique nous nous trouvons au centre d’une zone d’instabilité. Nous n’avons pas le droit de faire un seul pas de côté car les conséquences peuvent être très lourdes. D’un point de vue économique, les perspectives ne sont pas non plus très encourageantes : chômage, dysfonctionnement des services publics, faiblesse des institutions civiles, problèmes sociaux et, enfin, un Etat peu réactif. Ces défaillances seraient inquiétantes en cas d’explosion. Restent quelques signes positifs. Depuis le lancement du mouvement des réformes, et malgré les défections, la société iranienne est restée dynamique, vivante. Grâce à la jeunesse de la population, les revendications sont sans cesse reformulées, débattues, à l’Université, dans la presse, au coin des rues et jusque dans les petites villes. Les opinions sont diverses et la société est activement à la recherche de son devenir. On participe aussi aux grands débats, traditionnellement réservés au gouvernement, comme, par exemple, la question de l’avenir des relations avec les Etats-Unis et le partage des ressources de la mer Caspienne (avec les républiques ex-soviétiques). Je vois émerger une maturité politique et sociale. Dans le passé nous voulions détruire un édifice sans savoir ce que nous allions ériger à sa place. Aujourd’hui, il existe des freins et des déceptions mais le mouvement est offensif, nous sommes dans une phase de définition de nos revendications, ensuite viendra la recherche des moyens de les réaliser.

“Courrier international” Les Américains s’installent aujourd’hui à la frontière iranienne et ont assis un gouvernement “ami” en Afghanistan. La menace d’une attaque américaine en Irak se précise. Ces bouleversements géopolitiques menacent-ils la stabilité de la région et l’avenir des réformes en Iran ? Et dans ce contexte, comment imaginer une “normalisation” équitable des relations avec les Etats-Unis ?

Il existe une vraie conscience de la fragilité de la situation actuelle dans notre région. C’est pour cette raison que nous sommes très prudents et que nous ne voulons pas agir dans la précipitation.

Il y a d’abord la question des relations bilatérales avec les Etats-Unis. Pour l’instant, elle est hors de propos : un épais mur de méfiance sépare encore les deux pays. D’un autre côté, Les Etats-Unis sont aujourd’hui présents sur la plupart de nos frontières, dans le golfe Persique, en Afghanistan et au Pakistan, c’est-à-dire dans une zone qui nous est vitale. Afin de réduire les tensions dans la région, il faut engager une forme de dialogue local avec les Américains. Par exemple, en Afghanistan nous pourrions entrer directement en discussions avec la puissance dominante, c’est-à-dire les Etats-Unis. C’est là un test qui pourrait préparer le terrain pour des futures relations bilatérales.

Propos recueillis par Guissou Jahangiri,
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